L'art de bidouiller est-il en voie de disparition ?

Posté le Tue 18 November 2025 dans Réflexions
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Le sourire du garagiste qui maîtrisait son métier

Mon père était garagiste. Pas de ces garagistes qui branchent une valise électronique et attendent que l'ordinateur leur dise quoi changer, non : un vrai. De ceux qui mettaient les mains dans le cambouis, qui écoutaient le moteur tousser pour deviner d'où venait la panne, qui débloquaient temporairement une situation en fabriquant des pièces de rechange avec trois bouts de ferraille. Et je l'imagine bien faire ça avec le sourire de celui qui aime son métier. À l'époque, une voiture, c'était une mécanique compréhensible, presque organique. On pouvait la démonter, la comprendre, la réparer.

Puis l'électronique est arrivée. Et avec elle, les boîtes noires, les pièces irremplaçables, les diagnostics payants, les mises à jour logicielles qui transforment une panne en abonnement. Après avoir changé un pneu, il fallait reprogrammer l'ordinateur de bord. Monter un attache-remorque pouvait créer un court-circuit et empêcher la voiture de redémarrer.

Je ne sais pas ce qui l'a finalement poussé à raccrocher ses clés à molette et à prendre un autre boulot. C'était sans doute un mélange de différentes raisons. Mais j'imagine que le fait qu'il passait de plus en plus de temps à négocier avec des algorithmes qu'avec des boulons a dû lui donner le coup de grâce.

Le développeur, garagiste du XXIème siècle

Aujourd'hui, je me surprends à vivre parfois la même désillusion, mais avec des lignes de code à la place des pistons...

J'ai commencé l'informatique à une époque bénie où un programme était une suite logique d'instructions. Où un bug était une énigme à résoudre. Où lire de la documentation n'était pas une perte de temps, mais un apprentissage. Où bidouiller chez soi pour découvrir les rouages d'un système d'exploitation permettait d'améliorer la qualité de son travail. On bidouillait, on testait, on comprenait. La machine était encore, d'une certaine manière, humaine.

Et puis l'IA est arrivée. D'abord comme un outil puissant. Et maintenant comme une révolution industrielle qui remplace les artisans par des usines. Maintenant, le code s'écrit tout seul. Il n'est pas toujours qualitatif, mais on s'en fout. La compréhension et la maintenance sont en train de devenir secondaires, puisque bientôt on pourra tout réécrire de zéro en cas de problème.

Et, comme le garagiste qui subit la révolution de l'électronique dans les voitures, j'ai l'impression de subir la révolution de l'IA dans les logiciels. Il y a du bon, mais pas mal de moins bon aussi. Suis-je condamné à faire des revues de code généré par des agents IA, à no-coder des RAGs qui accèdent à des MCPs, tout en payant des droits de licences d'utilisation à OpenAI ?

Raccrocher ou résister ?

Alors, oui, parfois je me demande comment sera l'avenir et jusqu'à quand je vais tenir. Est-ce que, comme pour la mécanique, l'électronique va prendre le dessus, et on ne pourra plus rien faire sans ? Ou est-ce que finalement l'IA va trouver sa place dans le développement logiciel, et on pourra continuer sereinement à créer des logiciels qualitatifs et qui aident vraiment les gens ? Pour le moment, je ne suis pas très optimiste, mais seul l'avenir nous le dira.

En tout cas, si un jour je devais arrêter tout ça, ce ne sera pas par manque d'intérêt. L'informatique a été, est, et restera une passion. L'envie d'apprendre et de comprendre, elle, est et sera toujours présente. Mais peut-être que j'arrêterai par lassitude. Parce que je refuse de devenir le garagiste du XXIème siècle, celui qui regarde ses outils devenir obsolètes en silence, qui paie pour avoir le droit de travailler, et qui explique à ses clients que "c'est comme ça maintenant", et qu'"on ne peut rien y faire".

Mais je fais quoi, alors ? Peut-être que je vais simplement continuer à bidouiller, mais en marge. Trouver les interstices où la logique humaine a encore sa place. Monter des projets open-source comme on restaure aujourd'hui des 2CV : par passion, par entêtement, par refus de laisser les boîtes noires gagner. Ou alors, plus radicalement, faire comme mon père : laisser tomber mon clavier et ma souris, et passer à autre-chose. Mais quoi faire, quand on a passé sa vie à aimer les machines justement parce qu'on pouvait les comprendre ?